jeudi 17 septembre 2009

Le Roi boîteux n'est pas mort


Le Québec avait la mine basse au début des années 80. C'est dans ce contexte hautement négatif que Jean-Pierre Ronfard, appuyé par ses comparses du Nouveau Théâtre expérimental (Robert Claing, Robert Gravel et Anne-Marie Provencher), entreprend l'écriture d'une oeuvre-fleuve (un prologue, six pièces et un épilogue) intitulée Vie et mort du roi boiteux. Fresque ambitieuse et tentaculaire, cette pièce de plus de 13 heures est née 5 ans avant La trilogie des dragons, première pièce-fleuve de Robert Lepage, et demeure l'une des productions les plus marquantes de l'histoire du théâtre québécois. La comédienne Marthe Turgeon et la metteure en scène Alice Ronfard en racontent les premiers pas.

Treize ans après que Michel Tremblay se fut inspiré du théâtre grec pour ses Belles-soeurs, Ronfard décide, lui, de plonger dans l'univers dramatique des XVIe et XVIIe siècles pour rendre compte de l'univers qui se déglingue tout autour: mélange des genres, costumes hybrides, références à Moïse, Marylin Monroe, l'Abitibi ou l'Empire State Building, tout est possible. Tout est créé.
En 1981, les premières versions sont montées, mais c'est en 1982 que le cycle complet - qui dure entre 13 et 15 heures et compte 253 personnages! - est joué en public et en plein air: à Montréal (à l'Expo-Théâtre, à côté d'Habitat 67), à Ottawa (sur les terrasses du CNA, près du canal Rideau) et à Lennoxville (dans le cadre verdoyant du campus de l'université Bishop).

«C'était un show complètement débridé, mais très bien géré, très bien organisé», se remémore la comédienne Marthe Turgeon, qui tenait l'imposant rôle de Catherine Ragone, mère du fameux roi boiteux, et qui était aussi responsable des costumes! Elle ne s'en chargeait pas seule, d'accord, mais tout de même: il y en avait, des costumes, dans Vie et mort.
Si l'époque était encore à l'écriture collective, il était pourtant entendu que Vie et mort du roi boiteux allait être l'oeuvre de Ronfard. «Il avait vraiment le désir de partir d'un texte en bonne et due forme, explique Alice Ronfard, et je me souviens des toutes premières lectures: il nous a lu au complet les 13 heures du texte, et c'était assez beau.» Évidemment, en plus d'écrire et de mettre en scène, Jean-Pierre Ronfard jouait: il était Filippo Ragone, le doyen, le débile, dont la fille Catherine (Marthe Turgeon) donnait naissance au roi boiteux (Robert Gravel).

La genèse de Vie et mort du roi boiteux a exigé un an et demi de travail. En janvier 1981, Ronfard écrit la pièce-fleuve. Celle-ci a d'abord donné lieu à une première production en juillet 1981 (les trois premières pièces du cycle), à une seconde en novembre, décembre 1981 et janvier 1982 (les pièces 4 et 5) et, enfin, l'été suivant, à la présentation du cycle complet à Montréal, puis à Lennoxville, à Ottawa et à Hull.
Dans la version complète, au moment des entractes, les comédiens prenaient leur repas avec les spectateurs, pendant toute la journée. Enfin, pour le plaisir, rappelons que Gravel, qui incarnait magistralement le roi boiteux Richard Premier, boitait de la jambe droite dans la première production, et de la jambe gauche dans la deuxième production et dans le cycle complet: cela dépendait de la disponibilité des prothèses, qui étaient louées!

Environ 3000 spectateurs assisteront au cycle complet (plus quelque 6000 aux deux premières productions), et ils seront à jamais marqués par cette épopée aux allures mythiques. Un peu à l'instar de L'Osstidcho dans le domaine de la musique en 1968, les quatre uniques représentations du cycle complet de Vie et mort du roi boiteux allaient transformer les notions de théâtre et de jeu au Québec.
Robert Gravel est décédé subitement en août 1996, à 51 ans. Jean-Pierre Ronfard est mort en 2003, à 74 ans. Par la grâce infinie du théâtre, le Roi boiteux, lui, revivra sur scène sous peu. Le roi est mort, vive le roi...
- suite plus tard -

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